La Dépression

La Dépression

Remarques et idées

 

 

Par Caujolle Marie-Sophie (EPC - 9 février 2016)

 

Entre le normal et le pathologique, le mécanisme de la dépression interroge sur cette souffrance profonde élaborée par le psychisme. Freud dans sa « métapsychologie » veut saisir l’articulation entre le deuil et la mélancolie, entre la douleur de la perte et son manque, entre la réaction physiologique et son exagération, entre une tristesse justifiée et une détresse survenue sans cause apparente. Quel est le mécanisme du deuil? Comment comprendre la douleur psychique qu’il entraine? Et pourquoi certaines personnes tombent dans la dépression ? Comment arrive t-on au passage à l’acte, à la tentative de suicide, au désir de mourir voir à la mort elle même?

 

Le deuil comprend de nombreux écarts par rapport au comportement normal or il ne nous vient pas à l’esprit de le considérer comme une maladie mentale. L’épreuve de la réalité : la mort d’un être cher, d’un idéal, mais aussi une séparation, un déménagement, un changement quel qu’il soit (affectif, professionnel ou social) entraine une résistance naturelle plus ou moins grande face à l’évènement déstabilisant. Normalement, le respect de la réalité finit par triompher avec le temps et la pulsion de vie reprend le dessus, le Moi est de nouveau libre et désinhibé pour faire face à la vie. Pour Freud la mélancolie porte sur une perte d’objet dérobé à la conscience : « Le malade sait qui il a perdu pas ce qu’il a perdu dans cette personne à la différence du deuil, dans lequel la perte n’a rien d’inconscient. » (Deuil et mélancolie, p49). Selon Freud et Abraham, le processus fondamental de la mélancolie est la perte de l’objet aimé. La perte réel de l’objet ou une situation analogue pourvue de la même signification (séparation par exemple) aboutissent à l’installation de l’objet à l’intérieur du Moi ou introjection. Le désir de fusion avec cet objet dans la pathologie (je le prends, je le mange, je me l’approprie : je n’accepte pas la perte) empêche l’introjection naturelle comme moyen de défense et rend la perte culpabilisante et insupportable. Pour Mélanie Klein (Deuil et dépression, p 21-23) « Chaque blessure fantasmatique infligée par l’enfant à ses parents (premièrement par haine et secondairement par autodéfense), chaque acte de violence, sera joué à la fois au dehors et, puisque le moi absorbe constamment le monde extérieur, dans le moi. Tout accès de haine et d’angoisse peut abolir la différence entre les bons et les mauvais objets et aboutir ainsi à une perte de l’objet aimé .(...) Le petit enfant croit lorsque sa mère disparait l’avoir mangé et détruite (que ce soit par amour ou par haine) (...), il est plein d’angoisse devant la mort possible (...). Chez les personnes souffrant de dépression, j’ai mis à jour la peur d’abriter en eux des objets mourants ou morts (et en particulier les parents) et l’identification du moi à de tels objets. ».

 

La perte d’objet est ainsi vécu chez le dépressif comme la perte de soi (Je suis en train de mourir aussi). L’anéantissement et l’expulsion de l’objet, processus caractéristique du stade anal, inaugurent le mécanisme dépressif. Physiologiquement, quand je vais à la selle, je sépare les bons et les mauvais objets lors de la digestion et je n’évacue que les mauvais. La constipation pourrait être un signe avant coureur de la dépression : « Je n’accepte la perte d’aucun objet, de peur de perdre un bon objet...( maman?) ou de me perdre moi (je suis maman?) ». Se pose alors la question chère à Winnicott d’une mère suffisamment bonne et des maladresses d’amour envers des enfants au Moi trop fragilisé, au Moi inconsistant et confondu.

Le deuil est un mécanisme psychique de défense face à toute mort symbolique et il renvoie aussi à notre propre mort. Il fait parti intégrante de la construction du sujet. La castration représente le deuil de l’étape précédente. La vie implique des « renoncements nécessaires » pour devenir adulte. Ne faut-il pas perdre pour avoir? Je dirais même mieux, ne faut-il pas perdre pour être? La pulsion d’attachement d’Anzieu est le catalyseur de la pulsion de vie, pulsion d’indépendance, de séparation, de dé-fusion. Les différents stades de l’enfance montrent l’importance de l’équilibre des pulsions dans l’éducation. La pulsion de mort limite et cadre la pulsion de vie à travers le lien d’attachement, à travers la dialectique parentale dans le respect des places de chacun et à travers la parole, le logos grec qui parle aussi en acte les symboles du développement.

 

Le deuil pathologique ou dépression dévoile la résistance à la castration orale, anale ou oedipienne et aura des conséquences psychotiques ou névrotiques en fonction du stade et de la gravité des interactions. La douleur psychique semble proportionnelle à la résistance infantile (blessure narcissique). La dévalorisation du Moi est due à une représentation fantasmée de la perte de l’objet aimé car le dépressif se croit responsable, coupable de cette perte. Il est en même tant lui même amputé d’une partie de son être. Le « Je » des dépressifs est peu construit, ce sont des personnes « peau-liée », qui n’existent pas vraiment, ne sont pas détachés de l’autre et vivent dans le transfert perpétuel de leur premier objet d’amour. Pour Freud : « La mélancolie se caractérise par une humeur profondément douloureuse, un désintérêt pour le monde extérieur, la perte de la faculté d’amour, l’inhibition de toute activité et une autodépréciation qui s’exprime par des reproches et des injures envers soi-même. (...) Le deuil présente les même caractéristiques, à l’exception d’une seule : l’autodépréciation morbide. » (Deuil et mélancolie, p48).

Dans le deuil, la perte d’objet peut être dépassée car le Moi est construit et le réel prend le dessus de l’imaginaire à travers la symbolique, magnifie l’être et le fait grandir, ne l’ampute pas d’une partie de lui même, le pousse à vivre encore mieux en accord avec son « Je ». La nature inconsciente des deuils pathologiques implique une angoisse supplémentaire face à la perte d’objet et aux épreuves de la vie. Toute situation de crise ou de changement peut prendre des proportions dramatiques sans cause apparente. L’anamnèse montre souvent chez le dépressifs des antécédents de deuils refoulés, non conceptualisés ni parlés, des épisodes cachés de violence ou d’inceste pendant l’enfance. 

Pour Mélanie Klein les sentiments du paranoïaque et du dépressif sont intimement liés. Elle les distingue cependant :
« L’angoisse de persécution porte principalement sur la protection du moi, et dans ce cas elle est paranoïaque, ou sur la protection des bons objets intériorisés auxquels s’identifie le moi comme moi intégral. Dans ce dernier cas, qui est celui du dépressif, l’angoisse et les sentiments douloureux sont d’une nature beaucoup plus complexe. La peur de voir les bons objets détruits, et le moi avec eux se mêle aux efforts constant et désespérés de les sauver. J’ai constaté que certains patients qui s’étaient détournés de leur mère par aversion ou par haine (...) gardaient pourtant dans leur esprit une très belle image maternelle (...). Il apparait que le désir de perfection prend racine dans la peur de désintégration » (Deuil et dépression - p28-29). Ainsi, l’objet réel (la mère) peut être sans attrait. Le patient, conscient de sa toxicité, s’en éloigne. Mais cela ne l’empêche pas de maintenir intacte l’image de perfection qu’il a de sa mère, notamment dans son identification à elle. Il en découle un sentiment de culpabilité, de responsabilité mais aussi de tristesse dans l’attente de sa perte imminente. Apparait ici la notion du parent symbolique, fantasmé et idéalisé dans la petite enfance. Regarder son père et sa mère comme un homme et une femme dans leur individualité c’est faire le deuil de ses repères infantiles, ce qui n’est pas aisé même pour un non- dépressif. La perte de cette « possibilité » du parent idéal est en soi une castration nécessaire. Elle ne pourra se faire qu’à travers le développement du « Je », de l’autonomie de l’enfant.

 

La régression paranoïaque ou dépressive est le moyen de « dire » la fragilité du Moi. C’est aussi le chemin du dépassement car une telle souffrance ne justifie plus l’être de jouissance, pousse à la castration du désir infantile et à en payer le prix : quitter le monde imaginaire de l’enfance vers une réalité source de vie, de liberté et de sérénité. Chez le dépressif, résister peut impliquer des passages à l’acte, des tentatives de suicide, peut aller jusqu’à préférer la mort réelle plutôt que d’affronter la castration symbolique. Pour Mélanie Klein, par le suicide, le Moi cherche a tuer ses mauvais objets mais aussi à sauver ses objets d’amour qu’ils soient internes ou externes :

« Le sujet ne hait pas ses mauvais objets seulement (mère mauvaise par exemple), son ça lui inspire aussi de la haine, et même une haine violente (ne s’aime pas, redoute ses pulsions). En se suicidant, son intention peut être de briser sa relation au monde extérieur parce qu’il souhaite se débarrasser d’un objet réel (sa femme par exemple qu’il ne mérite pas / à ses mauvais objets (transfert mère) ou son ça (pulsions)).

« Et si la haine et la vengeance à l’égard des (bons) objets réels jouent toujours un rôle important dans un tel acte, c’est précisément dans la mesure où cette haine dangereuse, incontrôlable et sans cesse jaillissante constitue la menace dont le mélancolique cherche par son suicide, à préserver ses objets réels (ne pas tuer sa femme ou sa mère par exemple). » (Deuil et dépression - p44-45).

Nous sommes ici dans une relation amour-haine insupportable, dans le fantasme du parent idéal qui doit être absolument préservé malgré une réalité de violence, dans un ça complètement refoulé à cause d’un désir de perfection sans borne, dans la confusion du bien et du mal, du bon et du mauvais objet. Le Moi est torturé entre la fusion avec le « méchant » objet d’amour qui le vampirise et l’identifie à quelque chose de mal. Cet objet d’amour est refoulé au nom de l’idéal, il est considéré comme un « bon » objet mais le ça lutte en voulant le ramener au réel objet (mauvais) auquel il s’identifie et donc l’amène à se détester. C’est le serpent qui se mort la queue dans la résistance à la castration, à l’individuation, non permise et trop angoissante. Une telle structure psychique est incapable d’affronter la vie car dès le départ elle n’en a pas le droit. La force de l’image peut retarder un temps la décompensation. Mais les crises existentielles d’individuation que sont l’adolescence, la quarantaine, la ménopause ou les traumatismes extérieurs peuvent à tout moment faire flancher l’équilibre fragile d’une structure dépressive afin de la dépasser. Le logos est alors essentiel à la compréhension de ce qui se joue et l’accompagnement psychologique voir psychiatrique est nécessaire sinon indispensable pour protéger et aider ces patients dans cette épreuve structurante.

 

Pour Klein la position dépressive infantile est la position centrale du développement de l’enfant (rapport au sein et à la mère) :
« J’ai dit que le bébé éprouvait des sentiments dépressifs qui culminaient juste avant, pendant et après le sevrage (...) L’objet dont on pleure la perte est le sein de la mère et tout ce que le sein et le lait représentent pour la pensée enfantine : l’amour, la bonté et la sécurité. l’enfant sent qu’il a perdu tout cela, qu’il l’a perdu pour n’avoir pas su résister à ses fantasmes avides et destructeurs, à ses pulsions agressives à l’égard des seins de sa mère. » (Deuil et dépression p77-78).

L’échec dans l’élaboration de cette position peut entrainer selon le mécanisme de défense une psychose (fuite vers les bons objets intérieurs aboutissant à la négation de la réalité psychique comme de la réalité extérieure) ou une névrose (fuite vers le bon objet extérieur aboutissant à une dépendance servile à l’égard des objets). La souffrance et l’inquiétude nées de la peur de perdre les « bons objets » constitue la principale source des conflits oedipiens. Pour Freud, le deuil de la perte du sein est revécu chaque fois que plus tard un chagrin est éprouvé. Le plus important moyen grâce auquel l’enfant dépasse sa position dépressive infantile est l’épreuve de la réalité. Pour Klein, le moi va utiliser chaque étape de la croissance affective, intellectuelle et physique comme un moyen de surmonter la position dépressive : « Lorsque la croyance et la foi de l’enfant dans son aptitude à aimer, dans ses capacités réparatrices et dans l’intégration et la sécurité de son bon monde intérieur augmentent, grâce aux preuves et contre-preuves multiples et diverses fournies par l’épreuve de la réalité extérieure, la toute puissance maniaque décroit et la nature obsessionnelle des tendances à la réparation diminue; cela signifie en général que la névrose infantile est passée. » (Deuil et dépression p94-95).

 

La dépression s’accompagne souvent d’une phase maniaque entre les épisodes mélancoliques. Freud a établi que la manie constitue en fait un moyen de la fuir. Pour Mélanie Klein, le sentiment de toute puissance et le mécanisme de négation sont les principaux aspects de la manie. Le maniaque nie l’importance de ses bons objets et essaie d’exercer une maitrise et un contrôle incessant sur tous ses objets, ce qui explique son hyperactivité (cependant non productive). Cette minimisation de l’objet et ce dédain permettent au moi d’opérer un détachement ce qui représente en soi un progrès, mais encore faudrait-il en avoir conscience. Dans le deuil, le sujet passe par un état maniaco-dépressif atténué et le surmonte, répétant ainsi le processus que l’enfant traverse normalement au cours de sa première année. La dépression est le reflet d’un deuil initial mal vécu, d’un sevrage pathologique entretenu par la difficulté d’affronter le réel tout au long de la petite enfance. L’adolescence est la période où se rejouent les castrations infantiles, c’est pourquoi les décompensations en psychose maniaco- dépressive sont fréquentes. Il s’agit pour le Moi de toujours arriver à trouver un équilibre entre l’image à préserver sous couvert d’idéal et les défenses qu’il trouve pour contourner le réel et maintenir ses fantasmes infantiles intacts et inconscients. Par exemple lors du décès d’un proche, les désirs de mort que l’enfant a pu naturellement éprouver à l’égard de ses parents ou de ses frères et soeurs (avec son ça) s’accomplissent réellement. Cette mort si bouleversante est alors également ressentie comme une victoire. Mélanie Klein parle de « triomphe » à l’origine d’une culpabilité accrue et qui a pour effet de retarder le travail de deuil voir de refouler encore plus profondément le réel (défense maniaque représentée par le dénis).

 

Ainsi, dans le deuil normal, le processus d’idéalisation est entravé. Le sujet, après l’introjection de la personne aimée puis la haine qui découle de sa perte, va entrer dans un processus d’acceptation. Il peut supporter l’idée que cet être n’était pas parfait sans pour autant perdre la confiance et l’amour ressentis à son égard ni craindre sa vengeance (paranoïa). La défense maniaque fondée sur la persécution et la haine est stérile et destructrice. La nostalgie de l’objet d’amour perdu est créatrice car réelle. Elle apporte dans le dépassement du deuil des aptitudes tout a fait nouvelles et un enrichissement. Freud parle de sublimation. Chaque expérience malheureuse réactive la position dépressive infantile et la surmonter renforce la confiance du Moi dans l’affrontement de la réalité. Dans la construction du sujet, l’homme, être empirique, doit expérimenter la souffrance afin de se connaitre, se détacher de ses objets d’amour, de l’idéal protecteur, accepter son ça et le cadrer. Il doit couper avec le transfert fusionnel et choisir l’altérité empathique pour être vraiment libre. Je pourrais dire que le mécanisme de deuil est un passage obligé, la condition qui pousse au dépassement et à la genèse du « Je ». La dépression signe indéniablement une inaptitude à être. 

Écrire commentaire

Commentaires: 0